Une photographie (1)

Sur la photo, ils ont tous les deux l’air perdu.

Il devait avoir dix-sept ans, il en paraît tout juste treize. L’autre, d’un an plus vieux, est à peine un adulte. Il le domine, le protège peut-être. D’ailleurs, c’est lui qui sourit. Mon père se raccroche à son épaule. Derrière un palmier. Rien d’autre.

Une photo prise pour donner des nouvelles à la famille. Elle est datée. Charles et Roger, peut-on lire au dos, 1940 Casablanca.

C’est une photo qui ne se trouve pas dans les albums de famille, une photo qui m’a toujours intriguée. Le plus jeune des deux, c’est Roger, mon père, et le grand frère, mon parrain, Charlot.

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Pourquoi cette photo aujourd’hui ? Roger est mort il y a trente ans, et je reviens des obsèques de son frère Charles. Leurs voix se sont maintenant tues. Curieusement, au delà des différences physiques, c’était la même voix. Le même timbre, les mêmes intonnations, les mêmes expressions.

Et puis, cette photo, elle raconte une histoire.

Que faisaient deux jeunes Bellilois de 17 et 18 ans à Casablance à Casablanca en août 1940 ?

Et ça, ce n’est pas une petite histoire, c’est la grande histoire, mais toute nue…

Une photographie (2)

J’appartiens à une génération où la guerre était encore présente. Mes instituteurs avaient bien sûr été résistants, les hommes politiques, les journalistes, les diplomates, les dirigeants d’entreprise, tous avaient leur diplôme de bonne conduite pendant l’occupation. La France du Général de Gaulle avait massivement résisté à l’envahisseur.

Et rituellement, tous les ans, la commémoration de l’appel du 18 juin venait nous le rappeler. Avec en point d’orgue, la célébration du courage, du patriotisme des hommes de l’île de Sein, tous volontaires pour rejoindre Londres.

Et tout aussi rituellement, mon père riait, parlait de mensonge. Du mensonge sur le ralliement de tous ces hommes. Il racontait l’histoire du commandement militaire des îles du Ponant, qui avait mobilisé les hommes et les avait embarqué d’autorité pour Londres.

Le bateau qui embarquait les groisillons aurait été torpillé devant Lorient. Et le commandant de celui qui transportait les bellilois aurait décidé de rejoindre le Maroc plutôt que l’Angleterre, pour y rejoindre sa famille.

Ça, bien sûr, c’est l’histoire de la photo, le pourquoi de la présence des deux frères à Casablanca, en août 40. Restent malgré tout ces propos, que j’attribuais à son anti-gaullisme. C’était tellement en opposition avec la doxa de l’époque, l’héroisme des îliens bretons, impossible à nier.

Et pourtant, en cherchant, j’ai trouvé. Le nom du bateau, le San Pedro. Le récit d’un écclésiastique, et surtout un carnet de voyage, celui d’un soldat français, embarqué sur le bateau à Cherbourg, qui parle de l’embarquement des bellilois, et des circonstances de ce voyage au Maroc. un petit carnet rouge.

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Cela n’enlève rien au courage de ces Sénans de la France libre, mais rappelle juste que les circonstances sont souvent plus fortes que les hommes. Voilà ce que j’ai pu reconstituer cette aventure qui a amené les deux frères au Maroc…

Une photographie (3)

Nous sommes en juin 1940. Le San Pedro fait partie du dernier convoi de bateaux à quitter le port du Havre avant l’arrivée des Allemands. Voilà le contenu du carnet rouge, journal de guerre d’un soldat embarqué au Havre à destination de Bordeaux.

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Mardi 18 En mer. Bonne mer. Arrêt en rade entre île de Belle Ile et port de Quiberon à 18 h. Reparti après embarquement des hommes de 17 à 50 ans à 3 h le 19. Dépôts mazout Lorient et Vannes en feu. Alerte sous-marin. Direction changée.

Mercredi 19 En mer. Vers Bordeaux ??(singe, singe et singe). Biscuits !!

Jeudi 20 En mer (très belle) Où allons-nous ? quelques cas de folie à bord. Recherche des suspects Belges…. Couchons dans canot ; Biscuits Eau taxée.

Vendredi 21 En mer (très belle) (grande corrida avec les fous) ; un bébé de 4 mois meurt ; immersion en mer très impressionnant.(prêtre de la mission de Clermont Tonnerre) Alerte s/marin. Ordre mise ceinture.

Samedi 22 Arrivé Casablanca à 9h ancré en rade. Débarqué à quai à 15h.

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A ces informations, s’ajoute le récit du père Artigues, curé de Locmaria, qui raconte qu’on fit embarquer pour l’Afrique du Nord les hommes valides de 17 à 50 ans. Il ajoute que si leur bateau, le “San Pedro”, les débarqua sains et saufs à Casablanca, deux autres cargos du convoi furent torpillés au cours du voyage. Ces mêmes hommes furent rapatriés et arrivèrent à Belle-Ile le 16 octobre 1940.

Entre temps, mon père et son frère, tous les deux normaliens à Vannes, furent hébergés par des enseignants, des syndicalistes, au Maroc. Voilà donc cette histoire reconstituée, grâce à Internet. Une petite histoire qui rencontre la grande histoire, un sacré voyage pour un garçon de dix-sept ans.

Un véritable roman qui reste à écrire.