Drôle de voyage

Pour une fois, rien n’était planifié. Arrivé à 15h00 à Épinal, il fallait trouver un moyen de rentrer à Saint Raphaël avant lundi matin. Hasard des rencontres, ce sera en camion, départ le soir même.

On est passé par Vesoul. De nuit, des lumières, des rues vides. Des zones commerciales désertes. Un peu de vie dans un village voisin. Un bar illuminé à la terrasse déserte.

Mal dormi du côté de Lyon, sur une aire d’autoroute. Il fait froid, la banquette est inconfortable. Petit matin même endroit. Des visages hagards. Café, croissant. On the road…

2013-08-31_07.12.57-24702Arrivé à Grenoble avec le soleil.

Et puis la route Napoléon, Sisteron, Entrevaux, jolis villages qu’à trop voyager loin, j’avais oubliés.

Sur la route, donc, avec un vieux couple charmant, passant sans cesse de la tendresse aux chamailleries. Un barbu philosophe, une dame pleine d’humour, tout en finesse. Des personnes attachantes. Après une première vie en Artois, ils ont planté leurs racines au bord du Cians. En ont fait leur paradis. Je les envie en silence.

Nice enfin. Ils me laissent à la gare de Saint Augustin.

Là, mauvaise surprise, deux heures à attendre le prochain train. Du monde sur les quais, des américains qui viennent de l’aéroport tout proche, des groupes de jeunes.

Un ado marocain avec deux casques s’assoie à côté de moi. Il m’explique qu’il va à Grasse récupérer un copain qui a “trouvé” un scooter. Il interpelle sa grande soeur, de l’autre côté des voies, qui va faire des courses en ville, tente de me taper une clope.

Et puis deux jeunes filles, 14 ans peut-être, maigrichonnes, complètement hystériques, qui parlent un mélange d’arabe et de français, langage de la cité, du “14 de La Madeleine”. Le gamin est du 21. Échange de noms… “Je connais Mehdi au 21… je connais Tony, un grand… celui qui a une Golf 4…” L’une fume un joint, s’assoie près de moi, me demande si la fumée ne me dérange pas. Et puis elles discutent, des dealers, de la bac, des schmitts, de leur dernière garde à vue. Elles sont de plus en plus énervées, l’une d’elle essaie de rouler un nouveau joint, mais n’y arrive pas. Elle me demande si je sais le faire, si je peux le lui faire. Et ben devine… j’ai réussi.

Elles vont à Avignon. Une jeune femme les remplace, s’assoie à côté de moi, me demande en espagnol à quelle heure est le train. Je lui réponds en italien, et puis elle commence à discuter avec moi, envoie son mec, tatoué, acheter un orangina, m’explique qu’elle est gitane espagnole, qu’elle vit à Nice. Elle cause avec moi pendant une vingtaine de minutes. Quand je lui parle de Nina, elle rigole. “Alora sei nonno”. Et elle me dit qu’elle a elle aussi deux enfants, se tait. Et puis Ciao, un sourire, nos routes se séparent. Je monte dans le premier wagon pour être tranquille.

À Antibes, c’est une espèce de pouffe qui s’assoie à côté de moi. Sexy mais bizarre. Balèze, la blonde, les lèvres gonflées au botox, des seins en avant, des sous-vêtements de dentelle violette, une mini-robe moulante blanche, le tout couvert de bijoux. Elle a un petit chien contre elle, un de ces bichons stupides à noeud papillon. Elle minaude avec lui. En anglais. Mais il y a un truc bizarre… Quand elle parle à sa copine, la brune, elle a une grosse voix d’homme.

Pour finir ce voyage, à Anthéor, le train tombera en panne. Une porte ne ferme plus, et il faudra une bonne demi-heure avant qu’il ne reparte. Le haut-parleur grésille, en panne depuis longtemps. Personne ne parle. Un choc. La rame hoquette, repart.

Arrivé. Il y a du monde à la gare. Un groupe de jeunes filles plutôt chic. Elles discutent. Pas le même monde. Il s’en passe des choses, quand on sort…

Il y a 98 ans

Lundi 11 novembre 1918, Privas. Les cloches sonnent pour l’armistice , tout le monde se réjouit et se rassemble. Ma grand-mère pleure. Elle sait que son père ne reviendra plus de la guerre. Mobilisé le quatre août 1914, parti pour la guerre le 7 septembre, il est porté disparu quelques jours plus tard. Et déclaré mort en 1918, mort pour rien, sans même savoir pourquoi. Il n’avait rien demandé à personne.

Ce que furent les dernières semaines d’Émile Lacroix en août et septembre 1914, je les ai reconstituées à partir des lettres que Marius Coutas écrivait à sa femme Daria, la sœur d’Émile. Celles-ci sont d’autant plus émouvantes qu’on peut y deviner les interrogations de la famille restée en Ardèche. Les lettres se veulent rassurantes jusqu’à la mi-septembre puis se teintent de plus en plus de désespoir.

Ce ne sont que des extraits, car elles sont souvent longues, difficilement lisibles, ou bien courtes, cartes postales militaires, ou encore écrites en urgence sur des bouts de papier. J’y ai ajouté les deux lettres qui concluent la vie de Marius Coutas, tué lui aussi fin novembre 1914.

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Marius Coutas est debout à gauche sur cette photo prise à Villefranche, peut-être Émile Lacroix s’y trouve-t-il aussi.

Mon arrière grand-père est mort à trente-et-un ans au bois de Cheppy. Dans la presse d’alors, on a conspué la lâcheté de l’armée de Provence, qui a cédé devant l’armée allemande. Dans les livres d’histoire, la Grande Guerre ne commence officiellement qu’à partir de la bataille de la Marne.

Voilà donc une transcription rapide de ces lettres de Marius à sa femme…

5 août 1914 Nous avons dormi en ville, sur le glacis, autour de la caserne. Les chefs sont sympas.

6 août Nous sommes à Villefranche, il y a là 10000 hommes, d’où des problèmes de nourriture, les repas ne sont pas servis à l’heure. J’ai vu Émile, il est dans la même compagnie que moi. Mallet nous a trouvé un lit pour la nuit.

9 août Nous ne faisons rien que dormir et manger. On nous a habillés d’une tenue de toile, pas d’équipement ni de fusil. Après cinq heures, nous sortons en ville avec Emile et Blachin, pour acheter un litre pour le dîner et un litre pour le souper.

10 août Aujourd’hui, sortie à la campagne et aux bains de mer avec la compagnie prévue par le lieutenant.

14 août Nous portons toujours une tenue de toile et nous n’avons toujours rien fait. Le 64è bataillon est tout équipé, il fait des marches quotidiennes. Emile a reçu une lettre de sa femme. C’est bientôt le moment du battage des blés, il faudra le faire faire par un tiers. Nous sortons tous les soirs en ville.

16 août Dimanche matin, sortie à Nice, promenade en tramway. La ville est triste à voir, il n’y a que des militaires, les magasins sont fermés. Emile a rencontré le fils Cheyre (sans doute un camarade).

18 août Nous touchons notre fusil aujourd’hui, mais nous sommes toujours mal équipés.

20 août Le métier rentre, nous faisons maintenant de l’exercice journellement et quelques marches : ce matin départ à 4h00, retour à 9h00, marche facile, sans sac ni fusil (sauf ceux qui l’ont reçu). Le temps est affreux, il tombe une pluie battante. Il a fallu se changer au retour. Tous les jours, des femmes se présentent à la caserne pour voir leur mari qui a alors droit à une permission. Dommage que l’Ardèche soit si loin pour toi.

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29 août Le travail commence à changer, marche quotidienne et exercice le soir. Vous avez le bonjour d’Émile.

30 août Nous avons été équipé hier de fond en comble, 150 personnes soit la compagnie entière.

1 septembre Nous sommes prêts à partir. il me reste encore 60 cts. Nous ferons notre devoir. Je serai nommé sergent ce soir.

4 septembre J’ai reçu ton mandat, tes lettres. Nous partons sous peu, seulement 100 hommes.

5 septembre Le départ est prévu ce soir ? Nous embarquons à Nice puis Montélimar et Meysse peut-être se verra-t-on à la gare ?

7 septembre message écrit d’Avignon (sans doute jetée avec ses chaussures de civil à la gare de Meysse) « Arrivée à 3h00 départ prévu à 7h00 Emile est avec moi »

13 sept. Je suis en bonne santé, j’ai vu les méfaits de la guerre.

18 sept. Nous ne recevons aucune nouvelle.

19 sept. Je suis en bonne santé mais le temps est toujours affreux.

23 septembre décès d’Emile Lacroix au bois de Cheppy

26 sept. “Toujours en bonne santé reçu des lettres.”

29 sept. Non, je n’ai pas de nouvelle d’Emile. Nous sommes au repos depuis 3 ou 4 jours nous avons combattu assez longtemps avant. Puisse cette guerre se terminer au plus tôt.

2 octobre Je n’ai plus revu Emile : nous ne sommes plus dans le même bataillon. Il commence à ne pas faire bien chaud. Nous sommes toujours couchés dans les bois. Envoie-moi des chaussettes en laine et du papier à cigarette.

4 octobre Je n’ai pas besoin d’argent, il n’y a rien : partout où on passe, tout est brûlé. Je suis en bonne santé. Envoie-moi des chaussettes en laine et un pull marin, il commence à ne pas faire chaud. J’ai appris aujourd’hui par des camarades d’Emile qu’il a été grièvement blessé, peut-être Berthe a-t-elle été avertie…

7 octobre

On est dans des tranchées, à 500m de l’ennemi. On entend des balles siffler au dessus, mais on commence à y être habitué. Il me faut des chaussettes, un caleçon, des gants. Nous n’avons pas chaud, surtout pour coucher au dehors. Fais-moi aussi parvenir des tablettes de chocolat, de l’alcool de menthe et du tabac, du papier à cigarette et des allumettes. J’ai eu des nouvelles d’Emile par ses camarades mais ils ne savent pas où il est passé.

10 octobre Il fait froid, envoie moi un cache nez et à manger. Je n’ai toujours aucune nouvelle d’Emile.

15 octobre Nous sommes au repos depuis deux jours. Le temps est superbe depuis quelques jours, mais il se remet à la pluie. Je n’ai plus ni papier à lettre ni enveloppe.

23 octobre J’ai reçu aujourd’hui un colis (sucre, chocolat, chaussettes et gants). Je suis au repos depuis hier pour deux jours encore après 4 jours aux avant-postes. Il y a eu aujourd’hui une cérémonie religieuse pour les morts du bataillon. On mange bien mais pas en première ligne. Et il ne faut pas faire de bruit sinon les obus tombent : on est à 100 m de l’ennemi !

25 octobre Je suis toujours en bonne santé, j’ai reçu un colis. Envoyez-moi pipe et tabac, saucisson et chocolat

1 nov. Je suis toujours en bonne santé malgré de vives attaques de l’ennemi.

2 nov. Longue lettre où il raconte une attaque à la baïonnette et donne des nouvelles des pays (le Blachet n’est pas revenu). Marius Coutas a appris par Daria Lacroix qu’il n’y a aucune nouvelle d’Emile, il suppose qu’il est peut-être prisonnier ou pire.

24 nov. Longue lettre où Marius Coutas se plaint du froid. Il dû passer cinq jours et cinq nuits sans bouger dans une tranchée. Tout est détruit alentours. “Il est temps que cela se termine”

25 nov.Encore une longue lettre, Marius y décrit les ravages de la guerre en Belgique Il n’a pas eu de lettre depuis 10 jours. Il demande que l’on prie pour lui

27 nov. Je suis en bonne santé malgré le froid. Non, je n’ai aucune nouvelle d’Emile, ni du Blachet.

1 déc. Un petit mot envoyé par un camarade du même village annonce à Daria Lacroix que son mari est blessé grièvement.

23 déc. Longue lettre du même qui raconte la mort de Marius Coutas, le beau-frère d’Emile Lacroix, tué d’une balle en pleine tête à Ypres, en Belgique.

Drapeù

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Après-midi orageuse