Pendant la durée de la guerre, la famille s’installe à Safi, au bord de l’océan. Finies les montagnes, fini le désert. C’est un nouveau décor où naîtra mon oncle Jean-François, au moment où son père se prépare à débarquer en Normandie. Á son retour commence alors ce qui ressemble à une longue période de tranquillité. Mon grand-père devient une sorte de notable local. Le temps se partage entre le travail pour lui, le jardin pour ma grand-mère, et puis des voyages en voiture, au Maroc, en Espagne, en France. Les jeunes filles qui grandissent, sans doute avec les mêmes rêves que toutes les jeunes filles. Mon père va entrer dans ce paysage, épousera l’ainée des deux filles, et moi, je suivrai très vite.
Des deux filles, parce que, ces albums de famille le disent bien, la troisième, la blonde souriante des photos a disparu, emportée par la maladie, à 13 ans. Il y a un vide, un an de silence et puis la vie semble reprendre. Mais une liasse de portraits, retirages, colorisés pour certain, du même sourire timide. Et ces lettres, toujours les mêmes larmes…
Tout cela, je n’en sais que des bribes. Pudeur familiale, douleur contenue, personne ne me l’a jamais vraiment raconté. Une phrase entendue quelquefois, c’est tout. Il faut l’écrire pour voir s’enfiler comme des perles cette succession de malheurs, de pertes. La suite de mon histoire est à l’image de son début. Mes grand parents vont quitter le Maroc, pour la côte d’Azur, Hyères, puis Cavalière. Sans doute pour se rapprocher de cette période heureuse où la famille était réunie.
Jamais je n’ai entendu parlé de religion, dans la famille. Trop de malheurs pour accepter l’idée même de Dieu… Ni mon grand-père ni ma grand-mère ne sont plus de ce monde, et j’imagine que ces voyages, ceux qu’il faisait en voiture les dernières années, en Ardèche, au Maroc, le renvoyaient à son passé, à ces souvenirs perdus, ces personnes que je n’ai jamais connues.